Votre portable vous a lâchés, la machine à laver est en panne, et votre imprimante refuse d’imprimer. La mort programmée des produits manufacturés est-elle un bien ou un mal ?
Ce matin-là, tout est allé de travers. Mon Mp3 n’a pas voulu s’allumer, la machine à laver s’est mise en grève et je n’ai pas réussi à fermer les fenêtres de ma voiture. Suis-je particulièrement malchanceuse ?
Lorsqu’en 1929 le crash boursier plongea l’Amérique dans la tourmente, Bernard London inventa le concept de « planned obsolescence », mort planifiée des produits de consommation. Afin de lutter contre la récession, cet homme d’affaires avisé proposa qu’on limite légalement leur durée vie. Cela aurait permis de relancer l’économie par la production de nouveaux produits afin de créer des emplois. Sa proposition fut rejetée mais en fait, l’idée fut reprise en douceur par les grands industriels américains. La société de consommation était née, avec la croissance comme seul crédo. Et la formule fonctionna. Les designers s’en donnèrent à cœur joie afin de booster le consumérisme. Ils conçurent des produits toujours plus beaux, plus performants, plus modernes. On n’obligeait pas le consommateur à remettre aux autorités compétentes un objet tombé dans l’obsolescence par décret officiel, mais on le séduisait par des créations toujours plus attrayantes. La mode, la fonctionnalité, le désir de renouvellement envahirent les publicités et le mode de vie.
La vie de château ou Ikéa ?
Une nouvelle ère venait de naître, sans que nous en soyons conscients. Et tout alla très vite : les usines fonctionnèrent à plein régime, la production s’emballa et de nouveaux besoins furent imposés, nous projetant dans la spirale du « tout nouveau tout beau ». Quelle révolution par rapport à la mentalité des siècles précédents, où l’esthétique d’un objet est souvent liée à son ancienneté, et à sa solidité ! Au Moyen Âge, les meubles des Seigneurs sont conçus pour durer très longtemps et ne connaissent que peu de changement formel (durant des siècles, jusqu’à la Renaissance). Les charpentiers travaillent leurs ouvrages afin de leur donner une grande robustesse. Grâce à d’ingénieux systèmes, le mobilier, qui compte peu d’éléments (coffres servant aussi de banc, tables, lits, crédences) se démonte pour être transportable. Les Seigneurs qui commandent ces meubles changent souvent de résidences et emportent leur mobilier avec eux, compte tenu du prix élevé de celui-ci. La durabilité et la solidité sont donc primordiales. Pas d’idée de renouvellement ou de styles. Quel contraste avec nos mœurs modernes ! Les grandes enseignes actuelles, privilégient précisément l’inverse : une fragilité assumée au profit d’un design capricieux évoluant au gré des modes. Le seul point commun entre nos ancêtres médiévaux et nous : le fait que les meubles soient démontables !
Nouvelles opportunités
Au début du 20e siècle, le cas d’école de l’obsolescence programmée se trouve dans l’industrie automobile. La Ford T, modèle solide et fiable, n’évolue pas entre 1908 et 1927. Son succès ne se dément pas durant ces années de production. Mais elle finit par succomber devant sa concurrente de General Motors qui établit sa stratégie sur la production régulière de nouveaux modèles, démodant les séries précédentes.
À l’obsolescence d’un produit s’ajoute la limitation de sa durée de fonctionnement. Il faut faire une différence entre ces deux concepts. Un produit qui n’a plus de raison d’être, comme par exemple un moulin à café manuel en parfait état de fonctionnement, est appelé « obsolète ». Mais un produit comme un smart phone encore sur le marché mais qui a cessé de fonctionner, n’est pas obsolète, mais simplement défectueux.
Les industriels évaluèrent les avantages qu’ils pourraient tirer de ces deux notions. L’obsolescence d’un objet serait provoquée par la mise sur le marché de produits plus performants, plus attirants, plus dans l’air du temps. Et d’un autre côté, on demanda aux ingénieurs de repenser les produits afin de les rendre plus fragiles. Le cas des ampoules incandescentes au début du 20e est édifiant. Les premières ampoules de 1881 de Thomas Edisson ont une durée de vie de 1 500 heures. En 1924, les ingénieurs mettent au point des ampoules capables de fonctionner 2 500 heures. Mais les fabricants, constatant que les ampoules électriques durent trop longtemps, causant un préjudice économique, se réunissent et créent en 1925 un cartel afin de réguler la production et de contrôler les consommateurs. Le cartel décide de limiter, par des moyens techniques, la durée de vie d’une ampoule à 1 000 heures. Ils mettent au point une ampoule plus fragile et la production est contrôlée pour respecter cette norme. Dans les années quarante, l’objectif est atteint et une ampoule ne dépasse pas les 1 000 heures. De nos jours, ces pratiques sont officiellement interdites (loi de 2015), par souci de respect de l’environnement et grâce à l’action des associations de défense du consommateur. En France, chaque année, 40 millions de produits tombent en panne et ne sont pas réparés. Nous constatons quotidiennement que les « progrès technologiques » ont gravement entamé la vie de nos machines et autres biens de consommation. Par exemple, il faut payer plus cher un séchoir électrique à timer mécanique traditionnel qu’une machine offrant un timer électronique, prétendument plus performant. Notre société de consommation n’en est pas à un paradoxe près !
Le modèle inverse, en URSS, luttait contre le capitalisme en centralisant la production afin de préserver les ressources naturelles. Un réfrigérateur d’Allemagne de l’Est était conçu pour durer 25 ans. Et ça marchait. Les ingénieurs pouvaient donc inventer des produits hyper résistants, mais on s’en abstint, allant jusqu’à prévoir les pannes, sabotant les composants électroniques et les fibres textiles. L’homme avait jusque-là recherché la fiabilité, le durable, l’éternité, et il faisait machine arrière, prévoyant la fragilité, la déficience, l’éphémère. Donc, ne vous inquiétez pas. Si votre montre s’oxyde, votre bas se file ou votre écran d’ordinateur surchauffe, ne prenez pas ombrage. Tout cela est non seulement normal, mais inévitable. C’est notre société qui le veut.
Etre ou avoir, telle est la question
Les changements profonds provoqués par l’obsolescence ou le vieillissement programmé affectent nos réflexes, nos habitudes d’achat et plus généralement notre rapport aux objets. Ils posent également un problème d’ordre écologique, car le recyclage n’est pas suffisant et les déchets s’accumulent de façon inquiétante.
Mais ils ont un avantage d’ordre philosophique : sommes-nous concentrés sur l’avoir ou sur l’être ? Alors que les générations précédentes s’appuyaient sur des biens résistants, presque hors du temps, nos enfants et petits-enfants ne connaissent que le réflexe « kleenex », qui peut influencer le rapport de couple, les relations familiales ou le travail. Le conditionnement programmé par la société de consommation ne doit pas nous effrayer car la dynamique du respect de l’environnement s’accompagnera, on l’espère, du respect des êtres humains tout en posant la question de l’être et de l’avoir. Comme le disait Malraux, « Le 21e siècle sera spirituel, ou ne le sera pas »…
Léo Beaucaire